Maurice Cheza

(1936-2019)

Par Jean Pirotte

Vieux compagnon de route du Crédic depuis 1983, Maurice Cheza nous a quittés à Namur le 1er juin 2019. Il venait de fêter ses 83 ans. Né le 26 mai 1936 à Marche-en-Famenne (Belgique, Wallonie), il est le cadet d’une fratrie de sept enfants (cinq sœurs et un frère décédé avant la naissance de Maurice). Ordonné prêtre du diocèse de Namur en juillet 1959, il est désigné pour entamer des études complémentaires en théologie à l’Université Catholique de Louvain. En 1964, il y est proclamé docteur en théologie avec une thèse sur Le chanoine Joly (1847-1909) et la méthodologie missionnaire. Jusqu’en 1968, il enseigne au grand séminaire interdiocésain d’Élisabethville (actuellement Lubumbashi, RDC) puis, dans son diocèse, au grand séminaire de Namur de 1968 à 1977. Sans revenir sur tout son parcours, je tenterai de dégager le sens de quelques engagements forts 1

C’est bien un engagement fort celui de Maurice Cheza au Séminaire Cardijn à Jumet entre 1970 à 1984, séminaire destiné à former des prêtres issus du monde du travail. Un tel engagement exigeait de sortir des ornières d’une théologie classique. Plutôt que d’imposer un « prêt à penser » théologique, il fallait faire naître à leur propre vérité des adultes marqués par leur expérience dans le monde, tout en se laissant saisir par l’Évangile. Son humour déstabilisant, volontiers provocateur, forçait à remettre en question les certitudes sécurisantes. On était loin d’une foi pétrifiée dans des vérités figées, ces formulations dogmatiques que, dans ses moments de verve, Maurice appelait des « enthousiasmes surgelés ». Il suggérait ainsi que la dynamique d’une pensée, élaborée dans les impulsions et les conflits d’un lieu et d’un temps donnés, risque de se rigidifier dans des énoncés devenus désuets. Il fallait susciter des germinations de l’Évangile dans l’existence de ces adultes qui cherchent sens à leur vie, qui s’interrogent sur la souffrance et la joie, sur l’amour et la violence, sur la vie et la mort. Par la suite, Maurice continue son action en animant des groupes œcuméniques de réflexion tels que S.O.I.F., lors de sessions annuelles.

Par ailleurs, chargé déjà depuis 1969 de certains enseignements à l’Université Catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve), Maurice est nommé chargé de cours en 1990, puis en 1997 professeur à la Faculté de théologie. Là, dans le sillage de sa thèse sur le chanoine Joly, dont la pensée avait inspiré l’action du père Lebbe, son activité va se centrer principalement sur des enseignements et des recherches touchant l’inculturation du christianisme outre-mer : la missiologie d’abord, les recherches d’une théologie africaine, puis les voies d’un Évangile libérateur dans la lignée de la théologie qui s’élabore depuis les années 1970 dans le sillage des Conférences épiscopales de Medellin en Colombie (1968) et de Puebla au Mexique (1979). À la Faculté de théologie, il porte la préoccupation pour le christianisme au-delà des mers mais aussi pour un Évangile libérateur dans le monde.

Au cours de ses années à Louvain-la Neuve, c’est par dizaines qu’il faut compter les étudiants, mémorants et doctorants (51 mémoires et 7 thèses sous sa direction), originaires d’Afrique et d’Amérique latine qu’il a dirigés dans leurs recherches. Il les suit avec passion et un intérêt sincère même après leur départ de l’université. Certains marqueront la vie chrétienne dans leur pays. Avec Claude Soetens, Maurice a été à Louvain-la-Neuve, un des piliers du Centre Vincent Lebbe, créé en 1985, orienté vers les questions d’inculturation du christianisme hors d’Europe. Collaborateur de plusieurs revues (notamment Spiritus, Mission de l’Église, Revue africaine de théologie), il a organisé de nombreuses rencontres entre étudiants et chercheurs d’Afrique et d’Amérique latine. En vue de contribuer à constituer des recueils de textes fondateurs des Églises d’Afrique et d’Asie issues de la mission, il a collationné et publié des documents significatifs émanant de cadres locaux 2.

Depuis 1983, un grand nombre des activités de Maurice Cheza se situent dans le contexte du Crédic, dont il est un des collaborateurs les plus actifs. Cette association œcuménique fondée à Lyon en 1979, groupe des acteurs de terrain et des gens d’étude tant d’origine protestante que catholique, centrés sur l’inculturation du christianisme outre-mer. Avec le Crédic, il a collaboré à la mise en place de plusieurs rencontres internationales, suivies chaque fois de publications : Louvain-la-Neuve (1994, 2000), Gentinnes (1997) et Doorn (Utrecht, 2003) 3

Engagé également dans l’Afom (Association francophone œcuménique de missiologie, créée en 1994) centrée à Paris, Maurice a participé à de nombreux chantiers concernant les Églises d’Afrique et d’Asie, notamment diverses publications de textes citées ci-dessus. Un de ses derniers chantiers, qu’il avait en particulière affection, fut la mise en œuvre et la réalisation du Dictionnaire historique de la théologie de la libération, paru en 2017 4. Conçu en 2012, ce dictionnaire est l’œuvre collective de 117 auteurs issus de 28 nationalités différentes ; il s’agit du premier dictionnaire historique jamais publié, toutes langues confondues, sur la théologie de la libération.

Ouvert à tous les souffles du monde, convaincu que l’Occident n’est pas le propriétaire de l’Évangile, Maurice Cheza était aussi ancré dans son terroir wallon. Marchois d’origine, Namurois d’adoption, travailleur à Jumet et à Louvain-la-Neuve, il était naturellement de Wallonie, tout simplement comme les sources sourdent de leur terre. Il se sentait solidaire de ce peuple qui, après avoir fait naguère la prospérité d’un pays, peine à se remettre debout. Depuis plusieurs années, il était membre actif du mouvement Église-Wallonie en vue de stimuler une réflexion sur les enjeux du devenir wallon. Comment impliquer davantage les chrétiens dans ce processus et leur donner les outils pour évaluer la situation présente dans un esprit d’ouverture pluraliste ? Que ce soit dans les populations de sa région d’origine ou dans la diversité des cultures du monde, l’Évangile doit pouvoir se vivre et exprimer les saveurs variées de ses fruits.


Sous une écorce rude et un humour parfois désarmant, affleurait chez Maurice une grande sensibilité et une réelle tendresse. Fidèle en amitié, attentif à ses proches et à sa famille, il avait ses aspérités et son franc-parler. C’était un homme droit, il avait en horreur l’hypocrisie et avait l’obsession de la justice. Il avait une personnalité forte, mais ouverte. Parfois abruptes, ses prises de position suscitaient des réactions en sens divers. Professeur et pédagogue, Maurice l’était ; ses nombreux élèves de Namur, de Jumet, de Louvain-la-Neuve, venus d’Afrique ou d’Amérique latine, se rappelleront avec émotion ses enthousiasmes, sa générosité autant que sa verve caustique. Sa méthode rejoignait assez spontanément l’ironie et la maïeutique socratique en faisant naître chacun à sa vérité.

Comme chercheur scientifique, Maurice avait aussi un profil bien à lui, peu académique. Non, ce n’était pas le chercheur détaché, disséquant les témoignages avec le maximum de recul comme le préconisait l’historien latin Tacite « sine ira nec studio » (sans colère ni passion) ! Oui, c’était un scientifique engagé, qui manifestait ses états d’âme, ses aversions et ses sympathies ! Son approche des réalités suivait un autre chemin : c’est par le dialogue et la réflexion sur une praxis qu’il tentait d’appréhender la complexité des êtres et des choses. Et, pour pénétrer, dans la compréhension d’acteurs aux engagements forts, l’empathie n’est-elle pas la voie privilégiée ? « Et nemo nisi per amicitiam cognoscitur », affirmait Augustin. Ce n’est que par l’amitié que l’on connaît autrui, que l’on pénètre dans ses motivations, ses combats et ses doutes. 

Redoutant de voir le visage de l’Église défiguré par l’autoritarisme et le cléricalisme, Maurice a souffert en profondeur de l’arrivée dans son diocèse de Namur, de 1991 à 2010, d’un évêque de la mouvance restauratrice autoritaire. Suivant l’expression du théologien camerounais Jean-Marc Ela, Maurice avait conscience que « L’enjeu de Dieu se situe aujourd’hui en dehors des temples ». Il voulait être un homme, avant d’être un homme d’Église. Dans un monde qui dévalorise les perdants et exclut les faibles, il aspirait à une Église ouverte au monde et aux démunis. Il voulait des communautés chrétiennes inspirées par la vie du Nazaréen, qui remet en marche ceux qui chutent et qui invite à la libération ; des communautés inspirées par ce Dieu qui, selon l’Évangile de Luc, « renverse les puissants de leur trône et comble de biens les affamés ».